samedi 13 juin 2015

Homeless


Je suis homeless (sans abri).
Je suis vraiment très seul.
Je suis bipolaire.
Je m'appelle Matthew.
J'ai honte.

Cher Matthew,

J'ai lu ton carton sans m'arrêter. Je n'ai même pas ralenti mon pas, ou à peine, je gère mal la misère des autres, je ne sais pas trouver l'attitude juste, parce que, quelle qu'en soit la raison, la misère est injuste. Assis sur le trottoir, tu t'étais caché derrière ton carton, les mains sur la tête, tu ne m'aurais pas vue, même si je m'étais arrêtée. Je n'ai pas pris de photo non plus, ni de toi, ni des autres.
La prospérité va de pair avec la misère. Ici, ailleurs, partout. Comme si vous, les abandonnés de la société, alliez là où la richesse était ostensible. Je me suis demandé si vous receviez plus "d'aide" dans ce Magnificent Mile, un autre nom pour North Michigan Avenue, que dans un quartier plus populaire. J'aurais imaginé davantage de solidarité quand les différences sont moins criantes. Parce qu'ici, les boutiques de luxe côtoient les grandes enseignes. On dirait que les gens se sentent plus importants, plus pressés, plus impatients que dans des quartiers comme celui dans lequel je vis. Une femme m'a coincé le pied, enfin juste la chaussure, dans un de ces horribles tourniquets à l'entrée des magasins tellement elle tournait vite, une furie qui m'a demandé si elle m'avait fait mal. J'ai dit oui, elle a haussé les épaules, sans s'excuser. Une heure plus tôt, un Mexicain de mon quartier s'était dit en riant prêt à risquer son pied dans la porte du wagon du "L" pour que je puisse sauter dedans. Peut-être que les billets que l'on jette dans vos gobelets sont plus gros sur le Mag Mile.
En plus des vitrines, le décor est époustouflant. On balaie son regard du cher, très cher, au haut, très haut, et on oublie de le baisser vers le trottoir, là où vous vous abritez en silence derrière votre carton qui explique votre misère. J'ai failli écrire en toute discrétion, mais non, vous êtes en fait très voyants avec vos maux, vos soucis, votre manque de tant de choses qui me paraissent indispensables, la santé, les amis, la famille, un toit...
Ce qui m'interpelle c'est que tu es jeune et caucasien comme on dit pour éviter de dire "blanc". Vous êtes une grande majorité dans ce cas. J'ai posé la question à Zandra : pourquoi ? Sa réponse : blancs, jeunes et instruits, peut-être même diplômés, vous avez décroché pour des raisons variées, mais vous avez en commun une raison de vous retrouver là, vous n'êtes pas prêts à accepter des jobs qui sont désormais "réservés" aux Afro-Américains et aux Latinos. Je ne sais pas si c'est LA réponse, mais c'est en tous cas un élément à prendre en considération. Un autre aspect qu'elle a mentionné est que la frontière avec l'Indiana est toute proche, que l'Indiana ne va pas fort, que Detroit dans le Michigan pourrait aussi exporter ses pauvres. C'est devenu tout à coup une leçon de géographie. Je poursuis et poursuivrai ma réflexion : t'aurais-je écrit un mot si tu avais été noir ?
L'autre jour, j'avançais sur un trottoir, perdue dans mes pensées. Un de tes collègues, debout, ne m'a ni tendu un gobelet ni un carton à lire. Sur le sien, il n'y avait qu'un visage et 5 lettres SMILE. J'ai souri à l'allée, j'ai souri pendant que je me baladais, j'ai souri au retour en glissant un billet dans son gobelet. Une dame lui a tendu un sac de victuailles... C'est peut-être plus facile d'aider quand on culpabilise moins.
Matthew, que tu sois d'ici ou d'ailleurs, je te souhaite de t'en sortir. Quelques mètres plus loin, un de tes collègues avait noté: No money / No job / No family / No pride left (Pas d'argent, pas de travail, pas de famille, plus de fierté). A toi, à lui, à ceux qui nous montrent leur pancarte, alors que nous attendons aux feux rouges déjà en banlieue de Chicago, je vous offre ma considération en espérant que votre pays vous aidera, mais j'ai des doutes. J'ai tellement l'impression que par ici on aime, on encense, on respecte "ceux qui en veulent", les bosseurs, les fonceurs, les combattifs...

D.
Le vieux slogan de Kennedy "Ne demande pas ce que ton pays
peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour ton pays" s'est-il
vraiment transformé en "Ne demande pas ce que tu peux faire pour
ton pays, demande ce qu'il peut faire pour toi"?

















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